Jean-Pierre Dumas
18 juin 2022
Devant l’ampleur de l’explosion de la dette « covid », les économistes ont proposé diverses solutions pour réduire le poids de la dette publique (il faut l’annuler), d’autres proposaient de consolider les bilans des banques centrales (BC) avec le bilan du Trésor de leur pays respectif puisque la BC appartient à l’État. C’est inutile.
En fait, toute dette publique possédée par la banque centrale est de facto annulée (de Grauwe). Il est donc très important d’estimer la partie de la dette publique possédée par la BCE. Selon nos estimations, la BCE possède 29% de la dette publique française ou 33% du PIB français, ce qui signifie que le ratio de la dette publique française au lieu de s’élever à 112% du PIB (fin 2021) serait égal à 80% du PIB. Nous avons fait cette évaluation pour tous les pays de la ZE.
Pour l’Italie par ex. qui a une dette publique s’élevant à 151% du PIB son ratio de la dette passe à 111%. Un ratio beaucoup plus viable. Le problème est que les marchés regardent le ratio officiel, pas celui retravaillé par l’économiste. Ce n'est évidemment pas un plaidoyer pour plus de dette.
On conclut sur la vraie nature du QE.
1 Toute dette de l’Etat achetée par la BC est de facto annulée
Une centaine d’économistes ont publié une tribune (dans le Monde évidemment) pour demander l’annulation de la dette des États détenue par la BC. C’est inutile, c’est déjà fait…(cf. blog de de Grauwe Debt-cancellation-by-the-ecb-does-it-make-a-difference?). Inutile d’invoquer des arguments juridiques, le problème n’est pas juridique, mais monétaire.
Quand la banque centrale (Fed, ECB, BoJ) crée de la monnaie pour acheter des bons du Trésor aux banques (les BC n’ont pas le droit d’acheter directement les bons au Trésor). Elle paie les banques en créant des réserves (dépôts des banques à la BC), ces réserves sont au passif du bilan de la BC et à l’actif des bilans des banques. Non seulement la Banque Centrale Européenne (BCE) ne paie pas d’intérêt sur les réserves (son passif), mais elle charge les banques qui détiennent des réserves. En revanche, le Trésor a une dette vis-à-vis de la BC et il sert normalement les intérêts dus à la BC.
La BC va acheter des actifs (bons du Trésor) en créant ex nihilo des réserves. En recevant les intérêts de la part du Trésor, elle va faire des profits de monopole appelés seigneuriage. L’État est l’unique actionnaire de la BC, cette dernière va donc transférer le produit des intérêts à l’État. Les intérêts payés par l’État à la BC retournent à l’État sous forme de dividendes. «De facto, l’État n’a pas à payer les intérêts sur les encours de bons détenus par la BC, l’achat de bons du Trésor est équivalent à une remise de dette de la BC aux États» (P. de Grauwe).
Quand les bons du Trésor se trouvent à l’actif du bilan de la BC, ils sortent du circuit financier. Le fardeau de la dette pour l’État est nul…c’est indifférent que la BC annule sa dette vis-à-vis de l’État ou la maintienne puisque les intérêts qu’il paie au Trésor lui sont remboursés (néanmoins, d’un point de vue comptable cette dette reste bien comptabilisée dans le passif du Trésor).
Et l’amortissement de la dette ? Quand la dette de l’État vis-à-vis de la BC arrive à maturité, l’État rembourse le principal (amortissement), mais la BC rachète de nouveaux bons (elle recycle la dette). La BC refinance les recycle les dettes de l’État à son égard. La BC renvoie les intérêts payés par l’État à l’État (sous forme de dividendes) et recycle (renouvelle) sa créance quand elle est échue, ça ressemble furieusement à un “free lunch’’. Donc les économistes qui réclament l’annulation de la dette de l’État par la BCE n’ont pas compris que c’est déjà fait.
Évidemment tout change quand la BC arrête le QE, elle ne recycle plus la dette de l’État et les marchés commencent à paniquer, c’est la situation dans laquelle nous sommes. La situation devient encore plus grave si la BC voulait lutter sérieusement contre l’inflation (qui a largement dépassé l’objectif officiel de 2% fixé par la BCE et la Fed). Dans ce cas, la BC peut vendre les bons du Trésor qu’elle possède à son actif. En vendant des bons aux institutions financières, elle pompe des liquidités sur le marché (la base monétaire diminue ainsi que la masse monétaire). Si les bons quittent le bilan de la BC pour aller dans le secteur privé, alors l’État n’est plus remboursé de la dette qu’il sert au secteur privé. Inutile de dire que la BCE n’en est pas là, elle créerait une panique sur les marchés, les taux d’intérêt exploseraient et les pays surendettés seraient en grand péril.
Il est donc de la plus haute importance d’estimer l’encours de la dette publique détenue par la BCE,malheureusement les services statistiques de la BCE présentent une foultitude de chiffres d’une manière inaccessible et incompréhensible.
Entre parenthèses, ceux qui travaillent dans les pays du tiers monde ne cesseront pas d’être intrigués par l’écart de traitement entre les pays riches qui, quand ils s’endettent auprès de leurs BC, reçoivent une remise de dette sans conditionnalités de leur part, alors que les pays du tiers monde doivent contracter un emprunt auprès du FMI avec conditionnalités.
2 Selon nos estimations, la BdF possède 29% de la dette publique française
Si la dette publique détenue par la BC ne se rembourse pas, il est important de la mesurer pour estimer le don octroyé par la BCE aux États membres.
Le système européen des banques centrales comprend la BCE plus les banques nationales des pays membres de la ZE. Chaque BC nationale est en charge d’acheter les dettes de son pays (la BC n’achète pas que de la dette publique, elle achète aussi des obligations émises par les entreprises privées).
Nous prenons en compte deux programmes d’achat de bons par le système bancaire européen (BCE + BC de la ZE) : le PSPP (Public Sector Purchase Programme) et le PEPP (the Pandemic Emergency Purchase Programme). Ces deux programmes sont identiques sur le plan économique, ils consistent à acheter des bons du Trésor par le système bancaire européen.
Le PSPP a été initié par la BCE en 2014 dans le cadre de la politique d’assouplissement monétaire (QE) mis en œuvre par la BCE (la Fed avait commencé la politique du QE en 2018). Le PEPP a été initié en mars 2020, c’est la continuation du PSPP. Contrairement au PSPP il porte aussi (pour une faible part) à l’achat d’effets privés (3% du total) et il est limité sur son montant maximum (€1850 milliards, fin mai 2022, il se situait à €1697 milliards). La Grèce qui n’était pas éligible au PSPP devient éligible sous le PEPP.
Pour les deux programmes, les achats d’obligations et bons doivent s’approcher autant que possible de la clef de répartition du capital de chaque État dans le capital social de l’Eurosystème (principe de proportionnalité). Les achats de bons par les BC se font au prix du marché (pas sur la valeur faciale des bons). Le PEPP s’est arrêté en mars 2022, mais l’amortissement du principal sera réinvesti jusqu’à fin 2024.
Tableau 1 Tableau de synthèse : montant des dettes publiques achetées par le système européen des banques centrales
Source : jpd à partir de BCE
La part des achats des bons du Trésor par la BdF est à peu près identique à sa part dans le capital de la BCE (20% pour la France). C’est vrai pour tous les pays (sauf pour la Grèce).
Figure Ratios de la dette publique brute et nets des achats d’actifs publics par la BCE
3 À quoi sert la politique du QE ?
À transformer une dette en don.
Les achats de bons français par la BdF représentent 29% de la dette publique française (2021) et un tiers du PIB français. C’est considérable, donc la « vraie dette publique française» ne s’élève pas à 112% du PIB (fin 2021), mais à 80%. L’élément don octroyé par la BCE à la France représenterait 33% du PIB. Si vous connaissez un pays du tiers monde qui a un élément don identique…(et ça ne tient pas compte des taux d’intérêt inférieurs à 5% dont ont bénéficié les pays de la ZE grâce, entre autre, aux politiques de QE pratiquées par les BC des pays riches). Plus un pays est endetté, plus l’élément don est élevé : l’Italie (élément don 39% du PIB), l’Espagne (41%), le Portugal (40%) et la France (33%).
En fait, l’objectif final de la politique du “quantitative easing’’ (QE), consiste à réduire le fardeau des dettes publiques des pays membres. La dette publique française passe sans tambour ni trompette de 112% du PIB (2021) à 80%. La dette italienne s’élève à 111% du PIB (au lieu de 160%), un montant apparemment viable.
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